dimanche 8 janvier 2017

Les croix gammées, par ci, par là.

C'est une drôle d'idée. Créer une alerte Google pour "croix gammées". Une idée d'"obsédés anti-nazis", comme on dit, dans l'Europe de 2016, où se souvenir que le fascisme régnait en maître sur le continent, il y 80 ans, suscite souvent des moues dédaigneuses.

C'est une drôle d'idée qui nous est venue à cause d'un "détail". Qui n'en était pas un à nos yeux. Le fait de tomber sur des croix gammées par hasard. Dans les toilettes d'un café parfaitement banal, gravées sur le banc en bois d'un parc, dessinées au feutre sur l'arrêt d'un car de ramassage scolaire à la campagne.

On était sans doute décalés et ultra-sensibles, mais ça nous faisait un choc à chaque fois. On nous disait que c'était des "gosses", des "fous", des "imbéciles" qui ne se rendaient pas compte de ce qu'ils avaient dessiné. 
C'est à cause de cela qu'on a commencé à recenser. A cause de ces réactions absurdes: en réalité, on ne peut pas dessiner une croix gammée sans savoir ce que c'est. Et si ce sont des adolescents qui dessinent, alors, cela signifie au moins une chose: on vit dans une société, où déjà à quinze ou seize ans, on peut être contaminé par la fascination pour les auteurs d'un génocide.

On a trouvé ce qu'on cherchait, malheureusement. 

D'abord dans les gros titres. Parfois les croix gammées font l'évènement, un petit peu. Quand on ne peut pas dire qu'elles n'ont pas de sens, même avec la meilleure volonté de ne pas les voir.

Par exemple le soir de Noël, sur l'école Anne Frank de Montreuil, très bien tracées, comme les slogans qui l'accompagnent: " Juden Verboten", " Sales Juifs", Sales Roms". Ou lorsqu'en un an, elles accompagnent, par deux fois, l'attaque nocturne de la mosquée de Perpignan.  Ou lorsqu'en mars 2016, elles sont dessinées sur la synagogue de Verdun.

Dans ces cas là, il est difficile de dire, évidemment, que leurs auteurs ne savaient pas ce qu'ils faisaient. La cible du racisme et de l'antisémitisme est trop voyante. Et puis, on vit dans un pays où des mosquées se font fréquemment incendier, où des personnes se font tuer et attaquer parce qu'elles sont juives. 

Cependant, à la médiatisation et à l'émotion, succèdent très souvent de drôles de dénouements, dans le silence et le déni, de nouveau. Ainsi, la police comme la presse ont-elle décrété que le néo-nazi de Montreuil , un récidiviste, était un "marginal". Et si l'on sait qu'il a été jugé le 28 décembre, on ne trouve ensuite aucun compte-rendu de l'audience.
On retrouve aussi rarement ceux qui s'en prennent aux mosquées. Encore faudrait-il vraiment chercher, y mettre l'énergie qu'on met dans d'autres domaines.

Mais ce ne sont "que" des croix gammées.Et qui sont ceux qui les tracent ? La question n'effleure pas tellement les médias locaux qui les évoquent parfois. Ainsi, à Ballon, lorsque des jeunes sont interpellés pour des cambriolages ET des croix gammées sur l'école Badinter, en novembre 2016, l'article classé dans la rubrique Faits Divers n'évoque à aucun moment la portée politique de l'acte, passée sous silence pendant l'audience . Ce mois là, la presse évoquera enfin l'invasion de croix gammées qui défigure le village de Saint Michel du Doubs depuis des semaines, parce que les néo-nazis se sont attaqués au monument aux morts, le 11 novembre. Mais les précédentes croix gammées sur l'école et jusque sur les pots de fleur n'avaient guère fait débat. Il y a quelques jours, l'auteur a été pris sur le fait par les habitants. Ce n'était ni un "jeune", ni un "fou", mais l'ex-président du comité des fêtes, un habitant intégré dans son environnement, âgé de 64 ans.

A l'autre bout de la France, ce même été, un village de la Meuse, Villers le Peuplier connaît le même phénomène, sans émouvoir tellement.
Quant aux artistes de Blérancourt-Nampcel, dont les oeuvres extérieures ont été par deux fois dégradées et couvertes de symboles nazis, ils n'auront eux aussi que des articles de la presse locale.

Quand on tombe sur ces brefs articles, parfois des souvenirs reviennent et des questions.
Que sont devenus les jeunes néo-nazis qui avaient profané les tombes du cimetière juif de Sarre Union, le 12 février 2015 ?  Où en est la procédure judiciaire ?
Et Claude Hermant, néo-nazi et indicateur de police qui a vendu les armes qui ont servi au tueur de l'Hypercasher ? Pourquoi, alors qu'il est en prison, n'est-il pas dans le nombre de ceux qui sont directement visés par l'enquête anti-terroriste sur l'attentat et seulement poursuivi pour "trafic d'armes", alors qu'il n'y a qu'un intermédiaire entre lui et celui qui a remis les armes au tueur ?
Et finalement, de quoi ont écopé les troupes du Bloc Identitaire qui avaient envahi la mosquée de Poitiers en 2012 et uriné sur des tapis de prière  ? Et bien de rien, ils n'ont pas encore été jugés.
Quant à la milice néo-nazie de Picardie qui avait fait les gros titres l'année dernière, sur la vingtaine d'hommes arrêtés, tous sauf un sont en liberté avant leur jugement. Tout ce qu'on sait, c'est que finalement, ils n'iront qu'en correctionnelle, un jour, parce que les délits qui leur sont reprochés "ne sont pas si graves".

Arriver armé dans un bar et menacer de le faire exploser, ce n'est pas très grave non plus. Du moins si on est néo-nazi, déjà condamné à sept reprises. Alexis I. a ainsi écopé de dix mois pour port d'armes mais a été relaxé du chef de "menaces", ce 5 janvier. Le fait qu'il appartienne à la même organisation que les néo-nazis picards, Troisième Voix , d'ailleurs légalement dissoute, ne fera pas couler d'encre judiciaire ou médiatique sur l'existence d'un quelconque réseau qui terrorise un peu partout en France. 

Les croix gammées, ce n'est pas très grave. Les néo-nazis, ce n'est pas très grave non plus. Plus encore que les néo-nazis et les croix gammées elle même, c'est cela qui est inquiétant, et qui devrait être terrifiant. Cet oubli permanent, ces têtes qui se détournent, ces affaires qu'on ensevelit dans le silence dès qu'il est question du néo-nazisme.

Cette injonction permanente en France à faire du néo-nazisme un détail de l'Histoire du temps présent. Une injonction qui elle-même est presque invisible, puisqu'elle se présente sous la forme du silence social sur les faits de néo-nazisme, ou de leur réduction au fait divers non-signifiant.

Cette injonction fonctionne si bien que rien ne l'ébranle. Pas même les faits pourtant tellement signifiants: l'assassinat de la députée britannique Jo Cox, les incendies par centaines de foyers de réfugiés en Allemagne. Les armes fournies par les néo-nazis au tueur de l'Hypercacher ici.

Le Front National qui peut parvenir au pouvoir dans moins de six mois.
Mais qu'on est sommés de ne jamais lier aux croix gammées qui éclosent partout où vivent ses millions d'électeurs. Parce que, voyons, l'extrême-droite n'a rien à voir avec l'extrême-droite, quelle drôle d'idée.

Une drôle d'idée, qui tout de même fait son chemin. A laquelle s'accrochent, partout en France, les sombres silhouettes qui parsèment les murs de croix gammées, avec obstination et assurance.
L'assurance de ceux qui voient des millions de gens porter à chaque élection un morceau de fascisme dans les urnes, tandis qu'ils peuvent revendiquer le nazisme dans les rues, sans que nul n'y descende pour dénoncer leurs symboles.

Un jour, ce pays se réveillera peut-être en se demandant comment et pourquoi il avait décidé qu'une croix gammée sur un mur n'était pas signifiante, même quand il n'y en avait plus une mais mille, si bien qu'il y avait même sur les réseaux sociaux, des commentaires nombreux sur les différence de qualité de la reproduction entre les unes et les autres.

En attendant, et justement parce que c'est considéré comme absurde de les comptabiliser et de les recenser, plus que jamais l'antifascisme consiste à refuser de les laisser classer dans les "faits divers".
MEMORIAL 98

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